
« En voyage, les noms m’attirent avant les lieux. Dressés plus haut que les clochers, les mots carillonnent à distance, distincts à des milliers de kilomètres, envoyant les sons qui déclenchent les images.
Ostende…
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J’avais toujours rêvé d’Ostende.
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En dépliant une carte, je fus aussitôt magnétisé par sept lettres tracées sur le bleu figurant la mer du Nord : Ostende. Non seulement les sonorités me captivaient mais je me souvins qu’une amie possédait une bonne adresse pour y séjourner.
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Parce que le mot commençait par un O d’étonnement puis s’adoucissait avec le s, il anticipait mon éblouissement devant une plage de sable lisse s’étendant à l’infini… Parce que j’entendais « tendre » et non pas « tende », je me peignais les rues en couleurs pastel sous un ciel paisible. Parce que les racines linguistiques me suggéraient qu’il s’agissait d’une cité « qui se tient à l’ouest», je combinais des maisons groupées face à la mer, rougies par un éternel soleil couchant.
En y arrivant la nuit, je ne sus pas trop quoi penser. Si, en quelques points, la réalité d’Ostende convergeait avec mon rêve d’Ostende, elle m’imposait aussi des démentis violents : quoique l’agglomération se trouvât bien au bout du monde, en Flandre, dressée entre la mer des vagues et la mer des champs, encore qu’elle offrît une vaste plage, une digue nostalgique, elle révélait aussi comment les Belges avaient enlaidi leur côte sous prétexte de l’ouvrir au grand nombre. Barres d’immeubles plus hautes que des paquebots, logements sans goût ni caractère répondant à la rentabilité immobilière, je découvris un chaos urbain qui racontait l’avidité d’entrepreneurs tenant à capturer l’argent de la classe moyenne lors de ses congés payés.
Heureusement, l’habitation dont j’avais loué un étage était une rescapée du XIXe siècle, une villa édifiée à l’époque de Léopold II, le roi bâtisseur. Ordinaire en son temps, elle était aujourd’hui devenue exceptionnelle. Au milieu d’immeubles récents incarnant le degré zéro de l’invention géométrique, simples parallélépipèdes divisés en étages, étages eux-mêmes découpés en appartements, appartements bouchés par d’horribles fenêtres en verre fumé, toutes symétriques – d’une rationalité à vous écoeurer de la rationalité – elle témoignait, solitaire, d’une volonté architecturale ; elle avait pris le temps de se parer, variant la taille et le rythme de ses ouvertures, s’avançant ici en balcon, ici en terrasse, là en jardin vitré, risquant des fenêtre hautes, basses, moyennes, voire des fenêtres d’angle, puis soudain s’amusait, comme une femme se pose une mouche sur le front, à arborer un œil-de-bœuf sous la toiture d’ardoise. »
Eric-Emmanuel Schmitt « La rêveuse d’Ostende », Albin Michel, 2007, extrait des pages 10, 11, 12.
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